À la lumière d’un confinement
Confinement. L’inévitable s’est produit. La sentence est tombée.
Dehors, le monde continue d’aller vite, mais la plupart d’entre nous sommes contraints de nous arrêter. Nous allons donc vivre une aventure humaine inédite, aux confins, justement, de nous-même. Tout a été dit ou écrit sur l’idée de nation, la solidarité, d’entraide.
Mais il convient aussi de nous pencher sur la notion d’individu, sur le Moi de chacun, sur ce que ce tête-à-tête, avec nous-mêmes et avec l’autre, va déplacer au plus profond de nous. Vivre avec celui qui n’est pas moi et qui, donc, m’impose sa présence et avec elle, sa différence. « L’enfer, c’est les autres » est une phrase née sous la plume de Sartre qui justement évoquait un huis clos. Car c’est bien de cela dont il s’agit. Les lignes vont bouger et notre « échiquier intérieur » va s’en trouver modifié. L’humain est l’infini dans le fini. Si l’enveloppe charnelle est limitée, ce que nous nommons l’âme ou l’esprit ne l’est pas. Après l’exploration quasi-systématique de chaque recoin de la planète, l’homme est parti à la conquête de l’espace. Mais la plus grande odyssée, mystérieuse, insondable, n’est-elle pas notre aventure intérieure ? Nous ne finirons jamais, au cours de notre existence, de nous découvrir de nouvelles aptitudes, d’élargir nos apprentissages et le spectre de notre connaissance, d’éprouver de nouveaux sentiments, parfois insoupçonnés jusqu’alors.
Qu’ai-je à apprendre de moi, de ma capacité de résilience, de mon courage, de mon rapport à l’altérité dans ce confinement ? Que puis-je encore donner et recevoir ? Que dois-je comprendre de qui je suis pour que cet épisode contraignant ne soit pas une fin en soi, et m’offre de me dépasser ? La première étape, pour beaucoup d’entre nous, sera d’abord de vivre avec eux-mêmes. Cela peut paraître aisé ; cela peut aussi se révéler compliqué voire douloureux. Beaucoup d’écrivains ont déjà réfléchi et théorisé sur le sujet. Relisons Sénancour :
« Soyons d’abord ce que nous devons être ; plaçons-nous où il convient à notre nature, puis livrons-nous au cours des choses en nous efforçant seulement de nous maintenir semblables à nous-mêmes. Ainsi quoi qu’il arrive, et sans sollicitudes étrangères, nous disposerons des choses, non pas en les changeant elles-mêmes, ce qui importe peu ; mais en maîtrisant les impressions qu’elles feront sur nous, ce qui seul importe, ce qui est le plus facile, ce qui maintient davantage notre être en le circonscrivant et en reportant sur lui-même l’effort conservateur. Quelque effet que produisent sur nous les choses par leur influence absolue que nous ne pourrons changer, du moins nous conserverons toujours beaucoup plus du premier mouvement imprimé, et nous approcherons, par ce moyen, plus que nous ne saurions l’espérer par aucun autre, de l’heureuse persévérance du sage[1]. »
Où sera le cadeau que recèle chaque épreuve difficile d’une vie ? Interdits de socialisation, nous sommes envahis dans notre sphère intime. Priorité au groupe restreint, à la famille. Les liaisons clandestines, les amours illicites sont mises entre parenthèses, comme statufiées dans une urgence qui les nie et beaucoup de gens vont être amenés à cohabiter avec ceux qu’ils n’auraient pas forcément choisis. Nous devons aussi nous faire violence pour ne pas rendre visite à nos anciens, dans un sentiment d’abandon coupable et de manque. L’amour, sous toutes ses formes, est malmené.
Cette crise sans précédent nous tend un miroir. Nous allons devoir nous regarder en face, avec honnêteté et sans concession ; cultiver notre jardin, comme le voulait Voltaire, sauf qu’il s’agit ici d’un jardin secret. Trouver aussi une force, des appuis, de la volonté pour accepter la promiscuité, l’absence de solitude ou le trop de solitude, ce dérèglement complet de notre quotidien, de nos habitudes, de notre routine même, cette hypertrophie soudaine de la présence de nos proches, cette réduction de notre espace vital, qu’il soit physique ou psychologique, cette privation, enfin, de ce que nous avons de plus cher : notre liberté. La liberté de décider, de circuler, d’échanger, d’aimer.
Nous vivions avec elle comme un vieux couple qui ne se désirerait plus, qui ne se regarderait plus avec attachement, bienveillance, tendresse et reconnaissance. Cette liberté, pourtant si chèrement conquise par nos ancêtres, puis défendue ensuite tout au long de notre histoire par nos aînés, nous était acquise ; nous n’y prêtions plus attention. Nous étions des enfants gâtés et ne le savions pas.
Et voilà que l’on découvre, ébahi, qu’on l’aime de toute nos forces, qu’elle nous était infiniment chère et que nous l’avions oubliée ; nous avions oublié que la vie, dès qu’on peut l’inventer et la peindre à nos couleurs est infiniment belle, que l’on doit en savourer chaque instant comme s’il était le dernier ; que sortir se balader au soleil, déjeuner avec un ami, s’extasier devant une œuvre d’art, applaudir des comédiens au théâtre, acheter un bouquet de fleurs, ou partir voir la mer est un luxe inouï qui nous paraissait pourtant banal. L’adage est connu : « notre seconde vie commence le jour où l’on découvre que l’on n’en a qu’une ». Nous sommes en train de vivre cette sublime expérience, si riche d’enseignements. Quelle belle opportunité de retrouver le goût des choses premières, leur incroyable saveur !
» Aimons donc, aimons donc ! De l’heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! «
Quelle belle lumière que ces vers de Lamartine ! Ne demeurons plus dans l’ombre. Cette vérité doit nous éblouir.
Lorsque cessera ce confinement, nous ne reprendrons pas nos existences où nous les avons laissées.
Nous serons de nouveau face à tous nos possibles dans la pleine conscience de l’exceptionnel de certains moments de nos vies. Nous aurons alors, je l’espère, la sagesse de savourer chaque instant de cette divine liberté et de l’apprécier pour ce qu’elle est : un miracle fragile et sans cesse renouvelé.
[1] Sénancour, in Obermann.