Je reviens de Verdun…

 

 

Je reviens de Verdun.

Étrange phrase, presque dérangeante, tellement peu de soldats sont « revenus de Verdun »…

70 000 d’entre eux dorment encore pour l’éternité sur le champ de bataille que l’on a reboisé depuis, mais dont les reliefs chaotiques témoignent encore de la folie humaine.

Je suis allée me recueillir sur « la tombe » de mon arrière-grand-père. Je mets des guillemets, car ses restes sont entassés pêle-mêle, avec ceux de ses 130 000 autres camarades d’infortune, à l’ossuaire de Douaumont, sous une immense salle voûtée, éclairée en orange, sur les pierres de laquelle figurent tant de noms… Pas tous, hélas. Seulement 4000 d’entre eux.

L’hôtesse d’accueil m’apprend que seuls les combattants dont la famille a naguère fait la demande ont leur nom gravé dans ces pierres témoignant de le leur sacrifice. Après avoir retrouvé celui de mon bisaïeul (un sur plus d’une cinquantaine de demandes par jour, me précise-t-elle d’une voix émue), elle m’accompagne avec une infinie douceur dans le secteur concerné : Avocourt.

Je comprends que d’instinct, elle a ressenti mon chagrin.

J’ai en ma possession les dernières lettres de ce jeune homme de vingt-neuf ans, tombé alors qu’il portait un message dans l’enfer de la bataille de Verdun. Ces missives sont tachées de son sang. On les a retirées de sa vareuse afin de les restituer à sa veuve. Je détiens aussi un caleçon militaire sur lequel il avait dessiné les bombardements et le quotidien du soldat avec un talent infini, deux minuscules dés en os rangés dans une balle sciée en deux ou encore un vase sculpté dans un obus. Mon aïeul était indéniablement un artiste qui savait travailler de ses mains. Je conserve ces trésors comme un témoignage mais aussi une précieuse transmission de son effroyable histoire.

Une histoire sur des millions.

Mais cette dernière est pour moi singulière, car elle possède un nom, un visage, une mémoire.

J’ai reçu, tandis que je commençais à peine mes études, une récompense des archives nationales pour avoir présenté un exposé documenté sur cette Grande Guerre, reposant sur ces vestiges d’un passé qui ne doit jamais être enseveli et qu’il m’avait, sans le vouloir, transmis. Autant dire que ce jeune homme m’accompagne depuis bien longtemps…

Il était un époux, et le père de trois jeunes enfants. Sa fille aînée, qui fut ma grand-mère et dont j’ai été extrêmement proche, avait donc perdu en 1916 celui qu’elle n’appelait jamais autrement que « mon petit papa ». Elle a traversé la vie avec cette douleur au ventre, dans une blessure qui ne s’est jamais refermée. « Le jour de la libération, racontait-elle, on entendait les gens danser dans les rues, mais, nous, nous étions tous les trois serrés dans les bras de maman, et nous pleurions ensemble… ».

Verdun, 2024.

Je fixe cette inscription gravée dans la pierre qui est pour moi bien plus qu’un nom.

Il aimait ; il était aimé ; il n’avait pas trente ans.

Je ne peux, moi non plus, retenir mes larmes.

L’un de mes fils m’enserre par les épaules. Âgé de vingt-trois ans, il se tient à mes côtés, face à l’absurdité d’une histoire qui n’est pas la sienne, qui a eu lieu depuis cent dix ans, et pourtant, je sais qu’il comprend ma peine.

Sa présence m’apparaît forte, emblématique, devant la sépulture de mon bisaïeul.

Je suis heureuse de « lui présenter » son arrière-arrière-petits-fils qui témoigne du fait que la vie a continué, qu’il a survécu dans ses descendants et que ces derniers n’ont pas oublié son courage et son sacrifice.

Pour ce qui est de la bataille de Verdun, c’est là que le bât blesse, justement.

Car ce sacrifice apparaît comme une absurdité, aussi scandaleuse qu’inutile.

Au fur et à mesure que l’on visite tous les sites -par ailleurs remarquables, il faut le souligner ! –  dédiés à la mémoire de cet enfer, on mesure la vanité de toute cette boucherie, l’absurdité et l’inanité de ces souffrances. Mon arrière-grand-père aura tenu un mois dans ce déluge de feu.

Visiter le non moins remarquable Mémorial de Caen ne m’a pas donné la même impression. Le Débarquement était nécessaire, voire incontournable pour libérer notre pays. Tous ces jeunes gens y sont allés, la peur au ventre, mais leur sacrifice a permis de mettre fin au joug nazi.

L’inutilité de la bataille de Verdun, en revanche, est un anéantissement supplémentaire. Des centaines de milliers de morts pour regagner quelques kilomètres sur une ligne de front, lesquels étaient reperdus dans les jours suivants…

« Par la densité des morts sur un périmètre restreint, Verdun est sans doute le premier lieu d’extermination de l’Europe dans une guerre devenue industrielle et terroriste » a écrit Pierre Miquel, un historien de la Grande guerre, que j’ai eu la chance d’avoir comme professeur à la Sorbonne.

Et tandis que je ne peux retenir mes larmes, une question s’impose à moi, lancinante : « pourquoi ? ». Au nom de quelle absurdité une poignée de dirigeants, aveugles et bornés, manquant si souvent de vision et de talent, précipite ainsi à période régulière au moins deux générations dans le chaos et la souffrance, sans jamais avoir le moindre compte à rendre, ou si peu, par la suite ?

Mon cœur se serre en songeant à cette petite fille de sept ans qui a embrassé « son petit papa », lequel est revenu de la gare pour étreindre les siens une ultime fois, avant de partir pour toujours, conscient qu’il ne reviendrait pas…

Je viens de publier un livre sur les guerres de religions, lequel suivait une parution sur Olympe de Gouges et la Révolution… Je songe à toutes ces vies pleines de promesses et d’avenir, de talents et de rêves, d’amour et de possibles que l’on a arrachées, au travers des siècles, pour les mêmes idioties, conquêtes de territoire ou idéologies mortifères.

La visite du très beau musée du Mémorial, tout comme celles des forts de Douaumont ou de Vaux ne fait qu’accroître cette amertume, cette colère sourde et ce sentiment de malaise. Des conditions de vie insoutenables, parmi la puanteur, les cadavres trop nombreux pour être ramassés, la sanie et les rats, l’angoisse et la peur au ventre, le froid, les privations et la conscience aiguë « qu’on ne s’en sortira pas », comme en témoigne les lettres passées au travers de la censure.

Aucune guerre n’aura créé autant de traumatismes psychologiques chez ceux qui ont été épargnés. Et que dire des gueules cassées…. Ces visages affreusement mutilés qui témoignent de tant d’atrocité.

Immobile devant le nom de mon ancêtre gravé dans cette pierre, j’ai simplement voulu me répéter que lorsque l’on cesse de penser à un disparu, il meurt réellement.

C’était peut-être cela, au fond, le sens de ce voyage à Verdun.

Dire à ce beau jeune homme qui n’avait pas encore trente ans et qui est mort déchiqueté par un obus qu’un siècle plus tard, ses descendants avaient du chagrin et de la compassion pour lui.

Nous avons allumé un cierge et célébré sa mémoire.

Son âme vit toujours en nous.

Arrière-petite-fille d’un soldat mort à Verdun, petite fille d’un Résistant de la seconde guerre mondiale, et perpétuellement immergée dans les recherches historiques, peut-être suis-je davantage sensibilisée à toutes ces questions…

Mais je me dois d’écrire que j’aurais aimé dire en pensée à mon bisaïeul « tu es mort, mais ton sacrifice n’est pas vain : tes descendants vivent dans un monde enfin pacifié. » Au lieu de quoi, j’ai simplement pensé « rien n’est jamais fini. Tout recommence. Toujours. »

Dès que les derniers survivants ont disparu, la machine à oublier se met en marche, quand ce n’est pas le révisionnisme qui apparaît à bas bruit.

Actuellement, la Shoah s’éloigne des consciences à très grands pas tandis que resurgit partout dans le monde un antisémitisme effrayant au lendemain du pire pogrom perpétré depuis 1945. Un fascisme pousse l’autre, dans le même aveuglement des foules sans cesse manipulées. Et toujours, de tous temps, les idiots utiles trouvent des justifications ou des « contextes différents », qui mèneront pourtant à la même désolation, dans un chaos tout aussi désespérant que similaire.

L’humanité bégaie.

Car l’homme n’apprend jamais.

 

Nota : J’ai choisi pour illustrer cet article une photo provenant du site de Douaumont. Cette photo est la même que celle que j’ai pu prendre moi-même, et le nom de mon bisaïeul y figure en bonne place. Mais à la différence de la mienne, la flamme est allumée. Et j’ai trouvé la symbolique plus belle encore…