Le monde d’après… Une autre route ?

 

Après le « nouveau monde » (que nous n’aurons en définitive jamais vu), on nous promet actuellement le « monde d’après ». De politologues en « experts », de sociologues en économistes, de politiciens en éditorialistes, tous sont d’accord sur le fait que nous ne retournerons pas à la situation d’avant la crise sanitaire du Covid 19.

Car, nous disent-ils, le monde a changé.

Certes, cela est hélas indéniable. La crise économique sans précédent qui s’annonce ne démentira pas cette triste nouvelle. Et chacun y va, bien sûr, de son interprétation. Pour les protectionnistes, le virus est la réponse de la mondialisation, pour les écologistes du mauvais traitement que les humains infligent à la planète. La récupération est partout, avec, disons-le, plus ou moins de pertinence.

Mais il est peut-être, aussi, intéressant de réfléchir à tout ce que cet isolement a fait naître en chacun de nous. Avons-nous redéfini une façon de communiquer, de nous comprendre, d’écouter l’autre ? Beaucoup de familles ont affirmé avoir redécouvert les joies du repas pris tous ensemble autour d’une table. Certains évoquent le fait d’avoir cessé d’être stressé, car « puisque le monde était à l’arrêt dehors, je prenais le temps de faire les choses, sans me dire que je ne tiendrai pas les échéances, ou que j’étais encore débordé », d’autres affirment encore que, plutôt que d’activer Netflix machinalement en un clic, le choix du film en DVD faisait enfin l’objet d’un débat en famille, puis d’une critique nourrie par chacun ensuite, dans un échange intéressant et constructif, notamment pour la jeunesse qui a grand besoin d’apprendre l’argumentation dialectique.

Internet est un outil admirable. Cela est incontestable.

C’est ce qui nous a permis à tous d’être connectés avec l’extérieur même quand cet extérieur était hostile et qu’il ne fallait pas y aller. C’est ce qui fait que l’on a vécu un isolement, non un emprisonnement. Mais interrogeons-nous, dans le même temps, sur ce que cette immédiateté permanente aliène dans nos vies.

La maturation, le mérite, l’apprentissage, la découverte, les échecs, l’obstination, tout ce qui fait que l’homme chemine et réfléchit est aboli en un clic.

Je ne parcours plus plusieurs livres pour écrire une dissertation de philosophie : j’effectue en quelques secondes une recherche par mots-clé. Je n’ai plus à lire des dizaines de livres pour me prétendre cultivé : une appli de culture générale m’aide à avoir un vernis culturel.  Je ne me demande plus pendant de longues semaines si telle personne me désire et si je vais parvenir à la séduire : une application me dit en un clic que « ça a matché » et que donc, elle est consentante. Dans ce contexte, comment structurer un esprit, lui apprendre à réfléchir, à se contredire, à poser un regard critique sur le monde, la politique, l’histoire ? Comment aimer vraiment, ou vivre une passion, qui naît de ces incertitudes, de ces découragements, de ces espoirs face à un regard, un mot, un geste que l’on va analyser, interpréter et revivre à l’infini dans la solitude de sa chambre, qui nait d’une connivence qui s’installe au fil des jours, que l’on nourrit, que l’on entretient, de l’apprentissage lent et patient de l’autre, lequel se dévoile par des conversations, des moments partagés où l’on se livre peu à peu…? Une relation amoureuse qui démarre en un clic et fait se retrouver dans un lit deux inconnus commence, au fond, par ce qui devrait en être l’aboutissement. Étrange chronologie qui annihile l’essence même de ce qu’elle est censée créer. Comment, dès lors, écrire une histoire qui n’a pas de chapitres, sinon en inventant par la suite des « stories » sur les réseaux sociaux ?

L’immédiateté du numérique qui fait que tout devient possible tout de suite tue ce que l’homme a de plus sacré, c’est à dire son chemin.

L’individu doit cheminer pour se construire.

Chaque élément constitutif en profondeur de notre personnalité est né de ce chemin que nous avons tracé, parcours initiatique incontournable qui nous enrichit, quête qui nécessite de franchir des obstacles et qui  nous confère de l’épaisseur, du courage, de la maturité, de l’expérience, des capacités de recul et de jugement.

Au-delà de toute considérations sanitaires ou économiques, qui sont extrêmement graves, on ne peut le nier, ne faut-il pas songer à réfléchir à ce que cette crise a pu apporter de positif ? N’est-il pas venu, le temps de cette nécessaire prise de conscience, pour les jeunes générations, notamment ? Ne devrions-nous pas les aider à retrouver les choses premières, (ré)apprendre à nos enfants le sens de l’effort et de la conquête, de la patience et de l’obstination ? N’est-il pas possible de comprendre que notre rapport au temps, qui passe aujourd’hui par l’immédiateté, est une négation de l’être, puisque le présent n’existe pas, que nous nous inscrivons dans un passé qui, seul, peut nous aider à construire l’avenir ? Que cette habitude du « tout tout de suite » est ce qui nous rend, à terme, dépressif, en tuant en nous le désir ?

Rien n’est plus préjudiciable qu’une absence de désir, parce que c’est là que naissent nos rêves et que pour avoir envie de se projeter dans l’avenir, il faut être capable de s’inventer dans un « plus tard ». C’est une démarche fondamentale.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle beaucoup de gens préfèrent demeurer confinés plutôt que de reprendre leur vie en main. Ils ont l’impression de retrouver la maîtrise de leur existence en se protégeant de l’extérieur. Apprenons à ne pas craindre de prendre des risques, à vivre notre vie intensément, mais à la vivre vraiment, en dehors de nos écrans ! Au moment où l’on découvre les gestes barrières censés nous protéger de l’autre, c’est notre rapport à l’altérité et à nous-même qui est interrogé.

Dans cette optique, la vraie question serait peut-être de savoir si cette période de repli imposée qui a croisé notre route n’était pas une opportunité de comprendre que nous avions, justement, perdu notre chemin ?