Quand « la liberté d’en rire » devient « se rire de la liberté »

La remise en question est indispensable à l’évolution psychologique de tout individu et celui qui s’en détourne répète souvent ses erreurs. Il en va de même pour une société lorsque celle-ci, ivre de ses acquis et endormie par ses conquêtes, ses progrès et ses avancées, cesse de s’interroger et de s’autoévaluer. « La principale leçon de l’Histoire est que l’espèce humaine est incapable d’apprendre » disait Churchill… Cela n’est, hélas, que trop vrai.

C’est aussi affligeant, voire désespérant.

Nous assistons actuellement à un phénomène aussi étrange que préoccupant : Depuis quelque temps, subrepticement, une catégorie de bien-pensants impose son diktat idéologique et dicte son cahier des charges dans une sorte de silence gêné et complice des médias et des politiques. Limogeage d’un humoriste du service public, fermeture en cascade de comptes Twitter et Facebook, excuses exigées dès la moindre « sortie de route », sanctions pour « dérapages », etc. Nous sommes très loin du fameux slogan « il est interdit d’interdire » de mai 68, mais aussi, et c’est bien plus grave, nous nous détournons du fameux #JeSuisCharlie.

Car peut-on croire, et surtout si l’on s’en réfère au tirage calamiteux de ce journal au bord du dépôt de bilan au moment du drame, que tous les gens qui ont relayé ce hashtag partageaient les idées politiques de Charlie Hebdo ? Nenni !

Ce que cette foule a affirmé avec force, c’est son adhésion et son soutien sans condition à la liberté d’expression, non négociable dans une démocratie. Je peux me sentir heurté par une parole, un dessin, un calembour, un jeu de mots, dois-je pour autant les interdire ? Et devons-nous tous rire des mêmes choses ?

Il est, certes, des sujets sensibles et douloureux.

Doit-on pour autant les sanctuariser ? Certainement pas. Par ailleurs, ce qui me peine et me bouleverse, ne touche pas forcément autrui. Qui donc déciderait alors de ce qui est blessant ?

Nous courons à notre perte dans cette police de l’expression, car une société se construit et évolue sur une dialectique libre de la pensée, non sur un enfermement. Nous sommes en train de créer et de valider un délit d’opinion qui ne se nomme pas, de fabriquer un code liberticide qui structure désormais nos échanges. Aurions-nous été la France du siècle des Lumières si à la moindre critique de l’Église catholique de la part des philosophes, on avait brandi le délit de christianophobie ? Les monarques absolus eux-mêmes avaient auprès d’eux des bouffons qui osaient tout, et s’affranchissaient des codes de bienséance de la Cour et de la censure royale !

Un réseau social qui s’affiche comme un « espace de liberté » ose publier, en toute impunité, une liste des sujets sur lesquels nous n’aurons désormais plus le droit de plaisanter. Certains proclament que Pierre Desproges, Coluche ou Guy Bedos étaient racistes et qu’il est « rassurant » de savoir qu’aujourd’hui, ils ne pourraient plus s’exprimer ! Eux qui ont consacré leur vie et leur œuvre à lutter contre cette abomination en employant justement le second degré seraient maintenant relégués au rang de « nuisibles ».

Plusieurs humoristes se sont exprimés pour dénoncer une réelle dérive et un musellement de la pensée. Mais cela ne semble guère infléchir cette effroyable mécanique qui s’est enclenchée. Les donneurs de leçon sont à la manœuvre avec en toile de fond une volonté idéologique et politique.

Commencer une phrase par « le rire doit…. » est le signe que notre société est malade.

Le rire ne doit pas, il est.

Il est complice, joyeux, acide, jaune, grinçant, transgressif, moqueur, narquois, cynique, heureux.

Il est ce que « Dieu a donné aux hommes pour les consoler d’être intelligents », disait Pagnol.

De là à en déduire que nous sommes en train de devenir stupides, il n’y a qu’un pas.